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Intelligence collective : le groupe mis au défi de la confiance


30/06/2023
Chapô

Reposant sur la puissance coopérative du groupe, les méthodes d’intelligence collective sont de plus en plus mobilisées au sein des organisations. Itératives, elles mettent en avant la notion de dynamique de groupe, laquelle repose sur plusieurs prérequis. La confiance en est sans doute la clé de voûte.

Photo de table avec des collaborateurs autour
Paragraphes

« La pierre n’a point d’espoir que d’être autre chose que pierre. Mais de collaborer, elle s’assemble et devient temple » : cette citation d’Antoine de Saint-Exupéry résume à elle seule les bienfaits de l’intelligence collective. Infusant le champ de l’entreprise depuis une vingtaine d’années, ce concept est aujourd’hui largement commenté et étudié. Management, transition écologique, innovation, entrepreneuriat… Tous les secteurs sont concernés, à commencer par celui au sein duquel tout commence et tout se poursuit : l’éducation et la formation professionnelle.

Capacité du groupe à faire converger intelligences et connaissances

De quoi parle-t-on exactement lorsque l’on évoque l’intelligence collective ? Celle-ci relève a priori d’une notion simple : la capacité d’un groupe à faire converger les intelligences et les connaissances afin d’avancer vers un but partagé. L’intelligence collective permet au groupe d’aller plus loin, d’être plus performant, plus créatif, plus innovant. Elle est également à relier avec la notion de bien-être au travail. En entreprise ou en situation de formation, elle permet de consolider la convivialité, qu’elle soit physique ou à distance. L’intelligence collective crée des conditions d’échanges interpersonnels. Elle présuppose que chacun puisse exprimer un point de vue, le confronter, le faire évoluer et ainsi contribuer à faire avancer un groupe ou une équipe dans une direction donnée. En entreprise, elle permet de s’appuyer sur les aspirations personnelles des collaborateurs, favorisant ainsi les échanges. Elle s’appuie également sur des apports technologiques, et tout particulièrement sur des outils favorisant la mise en commun des compétences et des informations.

Une approche itérative

« Dans le secteur de la formation, l’intelligence collective repose sur des méthodes et des supports, notamment des matrices d’organisation », explique Sylvain Vacaresse (cf encadré), spécialiste du Digital Learning et président de Learning Salad. « Que ce soit en présentiel ou en distanciel, elle comporte de nombreux effets sur la dynamique du groupe. » Agilité, design thinking, capacité à co-construire, brainstorming, efficacité… Les bienfaits de cette mise en commun des intelligences sont nombreux. « Il faut bien dire une chose : l’intelligence collective, lorsqu’elle est bien réalisée, permet d’être très efficace. Elle fait émerger beaucoup d’informations dans un laps de temps très court… ».

Cette efficacité est également signalée par Stéphanie Deroubaix, qui accompagne depuis plusieurs années les acteurs du champ médico-social et anime notamment une formation dédiée à l’habitat inclusif des personnes en situation de handicap (voir encadré). « Habituellement, nous produisons un Power Point avec une liste de partenaires que l’on va dérouler », témoigne-t-elle. « Pour ma part j’utilise un outil qui permet aux participants de lister eux-mêmes ces partenaires, et de choisir ceux qui nous intéressent. Dans un second temps, en sous-groupe, nous cherchons qui ils sont, et nous voyons dans quelle mesure leurs attentes et les nôtres peuvent se rencontrer. Au lieu d’avoir passé une heure à expliquer nous nous sommes mis en mouvement et nous avons identifié ensemble des clés ». La formatrice, par ailleurs administratrice du Club Agile-Normandie, insiste tout particulièrement sur la dimension itérative de cette technique.

Une dynamique de groupe modifiée

De telles approches ne sont pas sans conséquences sur les dynamiques de groupe. Elles font bouger certaines lignes, à commencer par la posture du formateur. De « sachant », celui-ci devient un animateur-facilitateur. « Le sachant n’est plus le seul à savoir ! », résume Sylvain Vacaresse. Pour sa part, Stéphanie Deroubaix évoque un travail de préparation doublé, ceci afin d’établir de la manière la plus précise possible un séquençage gage d’efficacité.

La dynamique de groupe se trouve également modifiée par le nouveau cadre. « Au début de chaque formation je place certaines règles : bienveillance, ouverture d’esprit, être acteur de la formation et aussi ne pas hésiter à mobiliser l’humour. On a le droit de rire en formation ! À condition bien sûr de rester bienveillant… », indique Stéphanie Deroubaix. Quant à la notion de confiance entre les participants, elle est essentielle. Base de tout échange, c’est elle qui garantit la fluidité des échanges, et ainsi la capacité que le groupe va avoir à pousser son travail le plus loin possible. « Instaurer une relation de confiance entre les personnes en présence est essentiel, car les gens sont par nature différents : leurs instincts grégaires (méfiance, vigilance) et leurs tempéraments introvertis ou extravertis peuvent rendre le collaboratif non intuitif », résume Sylvain Vacaresse. « C’est pour cela que la posture de démarrage doit être ouverte. C’est un peu le principe de l’Ice Breaker : on mobilise une activité si possible sensorielle pour ‘briser la glace’ et établir un lien entre les personnes. C’est cela qui crée le lien, les conditions de l’échange. C’est un aspect éminemment important, à ne surtout pas sous-estimer. Avec la confiance, la mise en commun des pensées se révèle très productive ! »

Une méthode de travail pour les OF

Du côté des organismes de formation, l’approche reposant sur l’intelligence collective peut s’avérer précieuse dans le cadre de la mise en place d’une ingénierie de formation. Dans ce cas, il convient dès le début de travailler collectivement afin de définir les enjeux ainsi que les objectifs généraux. « C’est une équipe projet qu’il faut installer d’emblée autour d’une même table. On y trouve des experts métiers, le responsable technique, le responsable formation, un échantillon de personnes représentant la cible finale (apprenants), et bien sûr l'ingénieur pédagogique », explique Samuëlle Dilé, experte en pédagogie multimodale. Dans une conception de parcours de formation multimodale, l’ingénieur pédagogique est en général le chef d’orchestre du groupe projet : c’est lui qui structure, anime le groupe et se tient aux différentes phases (ce qui peut être différent sur d’autres. Celles-ci comportent une étape de diagnostic, une étape de design (conception générale et conception détaillée), une étape de production et une étape finale de préparation au déploiement. « Lors de ces différentes étapes, il s’agira d’utiliser des techniques dédiées et des démarches outillées qui, à l’image du modèle ADDIE ou de la méthodologie des ‘5 pourquoi’, permettront d’aller au bout de la phase. »

Elément important : au cours de ces différentes phases, l’équipe projet travaille en sous-groupes, avant de revenir en configuration de réunion plénière et pluridisciplinaire. « Un tel processus est nécessaire à la mise en place de la multimodalité : on part d’abord d’une dimension collaborative large, on entre ensuite dans une dimension plus resserrée et enfin on réouvre en mode projet large. Dans certains OF, le démarrage de la réflexion se fait parfois entre les seuls expert métier et ingénieur pédagogique… C’est trop peu ! Il faut vraiment installer un collectif large dès le départ », conseille Samuëlle Dilé.

Ainsi balisées, les méthodes d’intelligence collective peuvent fournir de précieux outils aux formateurs en situation professionnelle ainsi qu’aux organismes de formation. Au-delà du climat de confiance impératif à leur succès, il s’agit surtout de remplir trois conditions. « L’ouverture ne fait pas tout : en plus de la confiance, il faut à la fois que le groupe ait un but commun et que la tâche qui lui est assignée soit suffisamment complexe », indique Samuëlle Dilé. Quant au processus à l’œuvre, il doit plus relever de la collaboration que de la coopération. La coopération repose sur une distribution des tâches et des responsabilités, au sein d’un même groupe. La collaboration implique un engagement individuel dans un groupe, en vue d’atteindre un objectif. Ce qui renvoie en réalité aux conditions même du fonctionnement d’un groupe, à sa capacité à se mobiliser mais également à tâtonner ensemble.

Une option intéressante, particulièrement dans un pays où la culture de la verticalité demeure très présente…

 

(Image by rawpixel.com on Freepik)

Portrait de Sylvain Vacaresse

Questions à… Sylvain Vacaresse, président de Learning Salad

Que vous évoque le terme d’intelligence collective ?

Sylvain Vacaresse : Je dirai que l’intelligence collective a toujours existé en tant que dynamique, sans pour autant que le concept soit clairement défini. Pendant longtemps on n’a pas bien saisi ses bienfaits. Et puis, avec notamment le déploiement progressif du e-learning, son importance a été identifiée. Il faut aussi dire que nous avons pendant longtemps vécu dans un système où les compétences étaient cloisonnées, particulièrement en formation. On concevait les choses entre personnes autorisées, entre experts de la pédagogie dans la plupart des cas. C’était une affaire de spécialistes… Or, l’intelligence collective appelle plus de transversalité.

Comment expliquer ce changement ?

S. V. : Je crois que ce sont les méthodes qui ont fait bouger les lignes, et notamment la gestion de projet. Tout à coup une forme d’horizontalité est apparue, hors hiérarchie. On s’est mis à travailler en mode projet en mettant autour de la table des profils de compétences divers : des apprenants, des gestionnaires de formation, des experts... C’était nouveau : le sachant n’était plus le seul à savoir ! Et puis, de nouveaux outils techniques sont apparus, pour co-construire, brainstormer, faire du Design Thinking… La vertu d’agilité s’est dessinée, et avec elle celle de l’efficacité. Car il faut bien dire une chose : l’intelligence collective, lorsqu’elle est bien réalisée, permet d’être très efficace. Elle fait émerger beaucoup d’informations dans un laps de temps très court…

Dans quel cadre mobiliser l’intelligence collective en formation ?

S. V. : On peut le faire à deux niveaux. Si l’on est un organisme de formation, l’intelligence collective peut être déployée afin de développer un parcours de formation. Là, il faut typiquement faire dialoguer des spécialistes, des ingénieurs pédagogiques, des apprenants… On peut également, bien sûr, mobiliser l’intelligence collective auprès des apprenants eux-mêmes, dans le cadre d’une formation.

Comment se met en place l’intelligence collective au sein d’un groupe ?

S. V. : Des outils existent, tels que des matrices d’organisation, des jeux de plateau ou de réflexion… Il y a une dimension ludique à déployer, mais il convient surtout de demeurer rigoureux. En intelligence collective, il faut structurer, séquencer et formaliser les choses sinon on n’y arrive pas. L’efficacité de l’approche vient de là, de ces méthodes réfléchies. Il convient également d’instaurer une relation de confiance entre les personnes en présence : c’est la base. Instaurer cette relation est essentiel, car les gens sont par nature différents : leurs instincts grégaires (méfiance, vigilance) et leurs tempéraments introvertis ou extravertis peuvent rendre le collaboratif non intuitif. C’est pour cela que la posture de démarrage doit être ouverte. C’est un peu le principe de l’Ice Breaker : on mobilise une activité si possible sensorielle pour « briser la glace » et établir un lien entre les personnes. C’est cela qui crée le lien, les conditions de l’échange. C’est un aspect éminemment important, à ne surtout pas sous-estimer. Avec la confiance, la mise en commun des pensées se révèle très productive !

Portrait de Stéphanie Deroubaix

Stéphanie Deroubaix : « Développer une culture de l’agilité »

Vous conseillez et accompagnez les acteurs du champ médico-social et êtes également administratrice du Club Agile-Normandie : de quelle manière mobilisez-vous l’intelligence collective ?

Stéphanie Deroubaix : Pour moi l’intelligence collective s’inscrit dans un contexte plus large d’agilité, que l’on retrouve notamment dans les méthodes mises en pratiques au sein du champ de l’économie sociale et solidaire dont je suis issue. Dans les formations que je propose tout comme au sein de l’association du Club-Agile Normandie, nous mobilisons ces techniques d’animation. Nous le faisons notamment lors de hackathons, avec des process de design thinking qui s’appuient sur le gamestorming ou les cartes de Thiagi par exemple. Je pense que ces approches sont importantes compte-tenu du contexte générationnel qui est actuellement le nôtre : nous nous trouvons désormais face à des générations qui ont conscience de vivre dans un monde incertain. Il est devenu impossible de leur proposer un cours théorique de sept heures ! D’autant que la « courbe de l’oubli » démontre qu’au bout de sept heures les apprenants ne retiennent que 10% de ce qui a été dit. Avec l’intelligence collective, on est plus proche de 90%...

Comment expliquez-vous cela ?

S. D. : C’est lié au fait que les apprenants font les choses de manière itérative. Les cours magistraux théoriques peuvent parfois avoir leur importance, mais en formation je suis persuadée qu’il convient de mobiliser d’abord les apprenants eux-mêmes. Dans certaines formations que j’anime, à l’image de celle sur l’habitat inclusif des personnes en situation de handicap, nous devons par exemple réaliser une partie théorique sur les partenaires. Habituellement, pour cela, on produit un Power Point avec une liste que l’on va dérouler… Pour ma part j’utilise un outil qui permet aux participants de lister eux-mêmes ces partenaires, et de choisir ceux qui nous intéressent. Dans un second temps, en sous-groupe, nous cherchons qui ils sont, et nous voyons dans quelle mesure leurs attentes et les nôtres peuvent se rencontrer. Au lieu d’avoir passé une heure à expliquer nous nous sommes mis en mouvement et nous avons identifié ensemble des clés.

Dans quelle mesure cette approche qui repose sur l’agilité et l’intelligence collective modifie-t-elle la posture du formateur ?

S. D. : Il faut d’abord dire que le temps de préparation est doublé (rires) ! Personnellement je prépare et je minute tout en amont. Un atelier agile est contraint dans le temps : il faut être efficaces collectivement en une vingtaine de minutes. Il s’agit donc d’établir le séquençage de manière claire et rigoureuse. Il y a ensuite l’animation, et enfin le débrieffing. Comment utiliser ce qui vient d’être dit dans vos pratiques ? Ce dernier aspect est essentiel. Par ailleurs, il me semble important que le formateur puisse être challengé. C’est pour cette raison que je donne un Post-It jaune et un Post-It rose aux apprenants à la fin de certaines formations. Sur le jaune, ils inscrivent ce qui leur a plu. Sur le rose, ils indiquent ce qu’ils ont moins aimé, en faisant des propositions d’amélioration. Entendre certaines choses, en tant que formateur, cela fait aussi partie du jeu.

Les apprenants que vous côtoyez sont-ils tous à l’aise avec ces méthodes ?

S. D. : Dans la majeure partie des cas, oui. Mais il y a parfois des apprenants qui pensent que tout ce que l’on fait n’est que du jeu et que ce n’est pas très sérieux… Certains attendraient plus de théorie. J’observe que l’intelligence collective peut déstabiliser des personnes qui ont une vision plutôt scolaire de la formation. C’est pour cela que, dès le début de la formation, j’explique mon point de vue. Je défends l’idée selon laquelle nous allons apprendre plus facilement en agissant tous ensemble. Je place aussi certaines règles : bienveillance, ouverture d’esprit, être acteur de la formation et aussi ne pas hésiter à mobiliser l’humour. On a le droit de rire en formation ! À condition bien sûr de rester bienveillant…

Quel est le message ou l’idée qui vous semble le plus important en termes d’intelligence collective ?

S. D. : Je voudrai dire que pratiquer est essentiel. C’est par exemple l’objectif du Club Agile Normandie. Tous les mois, nous proposons des « meet up », c’est-à-dire des rencontres informelles autour des méthodes agiles et de l’intelligence collective. Avec les associations ou les entreprises locales, par bassin d’emploi, nous testons des jeux, les cartes de Thiagi, etc. Nous organisons également, chaque année, le Printemps Agile : il y avait près de 500 inscrits l’an dernier, 900 avant le Covid. Tout le monde peut venir, sur inscription. L’objectif, c’est la découverte et la mise en pratique. Idéal pour aller plus loin.

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