Aspects pédagogiques

L’Intelligence Artificielle favorise la formation… mais elle ne peut pas tout


11/09/2019
Chapô

Le CESI, Campus d’enseignement supérieur et de formation et professionnelle, comporte en France une trentaine de centres de formation aux métiers d’ingénieur. Doté d’un centre de recherches, il travaille activement sur l’intelligence artificielle (IA). Entretien avec David Baudry, directeur de recherche sur les usages informatiques et numériques de l’entreprise.

Intelligence Artificielle
Paragraphes

1. Que met-on derrière la notion d'IA ?

Samuëlle Dilé : L’intelligence artificielle tout le monde en parle. Elle alimente tous les fantasmes sur le futur : mais de quoi s’agit-il exactement ?

David Baudry : L’intelligence artificielle est l’ensemble des théories et techniques mises en œuvre en vue de réaliser des machines capables de simuler l’intelligence humaine.  L’IA est classée dans le domaine des sciences cognitives.

Quand on envisage l’IA en lien avec la pédagogie au sens large, on va principalement parler d’ « environnements informatisés pour les apprentissages humains », ou « EIAH ». Ces EIAH regroupent par exemple les ordinateurs, le web, la réalité augmentée, la réalité virtuelle… Tous ces environnements informatiques permettent d’apporter des ressources pour des apprentissages, par exemple pour les langues. L’IA, ce sont aussi des sciences cognitives, ce qui nous intéresse dans ces environnements d’apprentissage pour représenter, modéliser les raisonnements, etc.  

S. D. : Vous parlez de « connaissances et raisonnements », ce qui implique la dimension procédurale, la modélisation des savoirs, la mémorisation des connaissances, etc. Mais y a-t-il une place pour le registre sensoriel, émotionnel notamment dans l’apprentissage des gestes ou comportements métier ?

D. B. : Oui et non… L’une des branches de l’IA consiste en effet à représenter et modéliser les connaissances autour des anthologies ou des réseaux sémantiques. En réalité, l’intelligence artificielle telle que nous la connaissons actuellement est relativement simple, mécanique, loin des fantasmes qui l’accompagnent souvent. Cela signifie qu’actuellement cette IA s’appuie sur des modèles connus, et sur ces modèles connus seulement. Leur modélisation permet d’aborder le profil de l’apprenant, ses connaissances, les compétences acquises ou à acquérir.

Pour vous répondre, certains travaux commencent à se développer afin de prendre en compte les comportements émotionnels, la charge mentale par exemple, ou les réactions face au stress. Nous nous basons pour cela sur des modèles de connaissances qui permettent de construire une représentation procédurale, des objectifs à atteindre, des interfaces et interactions entre le système virtuel et l’apprenant. Cela permet de  générer des évolutions de scénario, en fonction de la progression pédagogique de l’apprenant.

S. D. : Quid de l’apprentissage psychomoteur ? Je me demande si l’on peut aujourd’hui imaginer d’apprendre n’importe quel geste métier en IA ?

D. B. : Très clairement non. Actuellement, les modèles de connaissances sur les représentations procédurales commencent à être relativement matures et on les utilise. Après, il y a la modélisation des gestes techniques. Il existe ici un certain nombre de travaux de thèse, dans le domaine médical par exemple (opératoire, dentaire, etc.), qui comparent le geste de l’expert et celui de l’apprenant, via l’IA.
Mais pour le moment, il y a une telle variabilité de ces gestes là que, ça demande des temps de développement énormes  !  On en revient ici à la modélisation dont je vous parlais à l’instant… De ce fait, certains domaines de la formation – la sécurité par exemple – commencent à avoir des modèles procéduraux, mais cela demeure encore très balbutiant. Par ailleurs, le « machine learning » – une autre branche de l’IA – s’appuie beaucoup sur les méthodes d’apprentissage pour mettre en place une base de données de gestes métier. Là encore, on n’en est qu’au début…
La problématique, c’est de modéliser des gestes, notamment en les adaptant à la morphologie, au changement contextuel, à l’impondérable... L’automatisation a encore ses limites, on le voit en usine (voir notre annexe sur les limites de l’IA).

2. Si on parlait data

S. D. : Je vois, il existe une très forte complexité dans la représentation des données d’apprentissage de l’humain…

D. B. : Oui, c’est très complexe, c’est pourquoi il faut rester modeste quand on parle d’IA. L’enjeu c’est d’arriver à représenter des mécanismes en les intégrant dans l’environnement informatisé. Même si on travaille sur ces « EIAH» depuis les années 1970, on avance pas à pas. Ce que l’on en retient aujourd’hui, c’est que l’on aura toujours besoin de l’humain, du formateur pour ajuster, gérer la nuance, la complexité, l’individualisation du feedback, la finesse de l’accompagnement…

S. D. : Une complexité qui, j’imagine, va de pair avec l’essor très fort des données. Dans quelle mesure ces data sont-elles intégrées à la question de la formation pédagogique du point de vue de l’IA ?

D. B. : Vous avez raison, nous avons de plus en plus de données et de traces d’apprentissages, notamment grâce aux plateformes. L’enjeu, c’est de bien les utiliser et de bien les analyser. On peut ici travailler la prédiction (prévoir un abandon, mesurer la qualité d’une ressource, identifier les blocages des apprenants, etc.) ou réaliser du data mining afin de créer des groupes homogènes ou non. Ceci va permettre d’optimiser la formation et la constitution du groupe.
À titre d’exemple, au CESI nous avons un outil de LMS type moodle, mais sans aucun module d’IA dedans qui nous permette d’analyser les ressources fournies aux élèves ou aux formateurs, pour croiser les résultats obtenus. Au stade où nous sommes, nous ne pouvons donc pas encore analyser les ressources fournies aux élèves ainsi qu’aux formateurs. Cela favoriserait pourtant le suivi et l’ajustement pédagogique. Ceci étant dit, attention à l’imaginaire collectif : il demeure impossible de prédire la variabilité de l’être humain. Certes, dans nos travaux de recherche, nous collectons des données mais sans toujours parvenir à les intégrer dans le processus d’apprentissage. Les hommes et les femmes demeurent impossibles à représenter dans toute leur complexité, ne l’oublions jamais. Enormément de choses sont possibles, mais la frontière entre le monde de la recherche et le champ applicatif est réelle.

S. D. : Parlez-nous du droit à l’erreur dans le processus d’apprentissage. Comment intégrez-vous cette variable dans vos travaux  de recherche en IA, et qu’apporte-t-elle en pédagogie ?

D. B. : Nous travaillons ici sur plusieurs aspects. On intègre des travaux de recherche dans nos cursus et formations en tant qu’environnement d’apprentissage. Sur la partie environnement virtuel, on va mobiliser du tutorat intelligent, en laissant l’apprenant progresser à son rythme, se tromper au début, etc. C’est de là qu’il va pouvoir développer et apprendre. Ce qui nous intéresse également, ce sont  les systèmes de recommandation, que nous relions au profil de l’apprenant. Plutôt que de donner les mêmes ressources à tous nos apprenants, nous essayons, via notre plateforme type moodle, de personnaliser l’apprentissage.
Car quand on donne toutes les infos au début, certains sont noyés et se découragent.

 

3. Que peut-on vraiment attendre de l'IA ?

S. D. : Quels sont les domaines qui, s’appuyant sur l’IA, sont les plus avancés ?

D. B. : C’est le cas de l’apprentissage de langues. Toute une branche de l’IA est sur de la reconnaissance vocale, le traitement automatique du langage naturel, etc. Nous avons déjà des modèles, des données exploitables. C’est plus facile d’y ajouter des environnements. En langues, nous avons eu des parcours conditionnés dès les années 1990, et l’évolution de méthodes d’analyses va permettre de rendre les algorithmes de recommandation encore plus performants. D’ailleurs, il faut bien voir que quand on parle de recommandation, nous sommes aussi sur des approches quotidiennes, à l’image des publicités ciblées sur Internet. Celles-ci commencent à être opérationnelles, et commercialisées. Même s’il reste encore du travail, ces évolutions viennent actuellement s’ajouter sur les plateformes de e-learning.

S. D. : En synthèse, que diriez-vous de l’IA : qu’apporte-t-elle à la formation pédagogique, finalement ?

D. B. : Je dirais plusieurs choses. D’abord que l’IA vient favoriser considérablement l’individualisation des parcours. Ensuite qu’elle permet de travailler sur le tutorat intelligent et au plus près des besoins de l’apprenant, de son rythme, etc. Egalement qu’elle amène à travailler sur la base du tâtonnement et du droit à l’erreur, avec la possibilité de s’entrainer à moindre coût et à son rythme – grâce à la possibilité de multiplier les environnements d’apprentissage par exemple, ou d’avoir des approches immersives augmentées. Je dirais encore que l’IA vient prendre en compte le profil au plus près de son évolution, qu’elle permet ainsi d’aller vers l’educational data mining. Cet ensemble permet de faire évoluer le scénario même de l’apprentissage. Dans certains domaines, nous ne sommes plus très loin d’être dans l’opérationnel : il y a déjà des opérateurs et des outils qui existent.

S. D. : Nous serions donc, finalement, face à une promesse sérieuse !

D. B. : Concernant l’apprentissage de procédures, les environnements numériques et virtuels, nous sommes très clairement face à une réalité : ça arrive dans les entreprises, les centres de formations. Et les études ont montré que l’on pouvait réellement apprendre à travers ces environnements-là. Ces derniers vont de plus en plus permettre d’intégrer ce tuteur intelligent et ces scénarios. Comme je l’ai dit, la limite opérationnelle se situe sur des apprentissages procéduraux et balisés en termes de gestes et postures. Je parle ici des techniques métier par exemple, des savoirs faire artisanaux, de  tous les savoirs être qui relèvent de l’intelligence adaptative…
Pour le reste – apprentissage comportemental, situationnel en temps réel, etc. – je ne suis pas expert. Au niveau du CESI, on s’interroge, mais on n’a  pas encore introduit cette dimension dans la pédagogie. Ce qui est sûr c’est que, technologiquement, nous sommes en mesure  d’imaginer des environnements  mais qu’il existe une dimension émotionnelle, inconsciente qui s’invite dans l’histoire. L’enjeu est de remettre l’humain au centre : c’est cela qui est complexe à gérer. Dans  nos comités scientifiques, ce sujet revient régulièrement.

S. D. : Un dernier mot sur l’avenir : comment vous y projetez-vous concrètement, au CESI ?

D. B. : Cette question entre en convergence avec d’autres enjeux. Nous allons faire des simulations d’IA de plus en plus poussées sur les éoliennes ou les bâtiments, en introduisant cette dimension dans les environnements d’apprentissage – pour que les apprenants puissent expérimenter. Nous allons avoir aussi une évolution sur la technologie des simulateurs de conduite par exemple, avec l’aspect immersif, le retour de sensations… même si cela coûte cher ! Il faut aussi mentionner l’impact du jeu vidéo, de la 3D : ces éléments de réalité virtuelle pourraient à l’avenir devenir une réalité dans nos salles de formation. Il y a, dans plusieurs domaines restreints, une réalité. Dans d’autres nous demeurons sur une promesse, avec toujours la complexité de l’être humain et des contextes inconnus  que j’ai évoquée précédemment.
 
L’IA est aujourd’hui encore très loin de faire aussi bien que  la réalité !

4. Quelques exemples d'IA en apprentissage

Pour l'apprentissage des langues : reconnaissance vocale, mais aussi « chatbots » : voix virtuelle (pouvant être sous forme d’avatars ou voix off) s’appuyant sur des intelligences artificielles programmées pour répondre à des questions ou tenir une conversation. L’intelligence artificielle identifie les problématiques spécifiques de l’apprenant dans l’apprentissage de la langue et peut donc personnaliser les entrainements, les conversations, les exercices, les entrainements linquistiques….  

Améliorer sa mémorisation, son orthographe, ses capacités rédactionnelles, sa compréhension d’un geste procédural : Grâce au data mining, l’IA peut ajuster en temps réel le scénario d’apprentissage d'un parcours ( par exemple : exercices d’entrainement selon un rythme propre à chacun et que l’IA ajustera en fonction des difficultés ou des progrès de l’apprenant). Possibilité aussi de doser le niveau de difficulté ou d’ajouts de contraintes (exemple d’environnement, de paramètres à prendre en compte, de temporalité pour réussir un exercice)…
Et possible aussi à un moment de constituer, de manière automatique, des groupes de pairs ayant les mêmes difficultés ou niveaux pour les faire apprendre ensemble (social learning).

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Article écrit  par Samuelle Dilé, en partenariat avec Stratice, à partir d'un entretien réalisé auprès de David Baudry - Responsable de l'équipe de recherche Ingénierie et Outils numériques - Campus CESI Rouen.

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En savoir plus :
https://www.definitions-marketing.com/definition/machine-learning/

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