Gestelligence : lorsque le corps, la tête et le mouvement sont liés


17/11/2022
Chapô

Auteur d’un chapitre de l’ouvrage Innover en formation avec les multimodalités dirigé par Marie-Christine Llorca, Ucka-Ludovic Ilolo développe le concept de « gestelligence ». Il insiste tout particulièrement sur les liens entre le corps, la tête et le mouvement en situation d’acquisition de connaissances.

Photo d'Ucka-Ludovic ILOLO
Paragraphes

Vous développez depuis plusieurs années une approche que vous avez appelée « gestelligence » : de quoi s’agit-il ?

Ucka-Ludovic Ilolo : C’est un concept que j’ai conçu suite à trente années de recherches empiriques, consolidées et validées par des recherches scientifiques - notamment de spécialistes tels que le neuro-physicien Alain Berthoz, le professeur John J. Ratey ou des spécialistes des sciences cognitives Francisco Varela, Daniel Wolpert ou les français Rémy Versace et Denis Brouillet. La gestelligence est un néologisme issu de deux mots : le geste et l’intelligence. L’idée est de dire que la notion de mouvement permet l’intelligence. Elle consiste également à poser ceci : la tête, le corps et le mouvement fonctionnent ensemble. Il est admis de considérer que le corps et le mouvement sont liés ; ça l’est moins de considérer que le cerveau fonctionne avec le corps et le mouvement.

Comment en êtes-vous arrivés à cette notion ?

U.-L. I. : C’est le fruit d’un parcours artistique assez long. Je suis reconnu comme un danseur-chorégraphe mais à la base je suis un « artiste-slasher » [artiste multi-casquettes, NDLR]. Je viens de ce qu'on pourrait appeler une mouvance de l'Art Total dans lequel l'expression artistique se produit à travers plusieurs disciplines. J'ai pratiqué le dessin, la musique, le chant, la comédie, la mise en scène, la danse, l'écriture, la poésie... J'ai été danseur interprète pendant plus de vingt ans et j'ai choisi, au final, de m'investir dans la chorégraphie et la mise en scène car c'est ce qui me permettait d'y mêler le plus les autres arts. J'ai également été amené, très jeune, à prendre en charge des groupes en tant que pédagogue et responsable et n'ai jamais cessé depuis. Au bout de nombreuses années, j'ai cherché et trouvé le lien entre tous les arts : le mouvement. Puis je me suis rendu compte, au fil des années, qu'au-delà des arts le mouvement était au cœur même de toute vie et que l'expérience des êtres humains pouvait être améliorée si on réfléchissait et agissait à partir de cette notion de mouvement. 

De là, le mouvement s'est imposé pour accompagner plusieurs activités fondamentales chez les personnes : comprendre, apprendre, créer, agir, communiquer, transmettre. C'est ainsi qu'est né cet accompagnement par le cerveau-corps-mouvement auprès des individus et des organisations et cette méthode que je nomme gestelligence.

De quelle manière la gestelligence peut-elle permettre aux entreprises de mieux fonctionner ?

U.-L. I. : Tout projet mené en entreprise relève d’un processus de transformation. Que ce soit dans la banque ou chez un distributeur de matériel de bricolage, un collaborateur s’insère dans un collectif qui se trouve lui-même tendu vers un objectif commun. Il faut ici poser les bons gestes aux bons moments. Prenons l’exemple d’une réunion de lancement de projet : il est important de penser ce temps de démarrage en tenant compte des interconnexions entre les personnes, du mouvement que l’on souhaite leur faire faire ensemble, et donc de réveiller l’énergie du groupe. De quelle énergie une équipe a-t-elle besoin pour réaliser un projet ? Voilà la question que je pose, et qui nous renvoie à celle de préparation de la performance. Il convient ici de concevoir un moment « start » qui permettra à chacun de se mettre dans une énergie d’écoute, voire de production… Tout cela engage le corps, la sensation corporelle. Nous vivons dans une société au sein de laquelle la tête et le corps sont séparés, et où la tête est plus importante que le corps. C’est une erreur lourde de conséquences en termes d’apprentissage…

C’est-à-dire ?

U.-L. I. : Le fait d’avoir une représentation cloisonnée de la tête et du corps amène elle-même des pensées divisées. On imagine la tête comme une boîte vide qu’il conviendrait de remplir. Or, notre enregistreur est global ! Il existe des informations dites « froides » et des informations « chaudes ». Par exemple, la définition du carré de l’hypoténuse qui nous est transmise à l’école est une information typiquement froide. Les conditions dans lesquelles nous avons appris le carré de l’hypoténuse constituent la partie chaude : avec qui ai-je appris ? Dans quel type de salle ? Avec quel type d’enseignant ? Avec quelles sensations corporelles ? Il convient là de distinguer deux choses : il y a ce que le formateur souhaite faire apprendre et ce que l’apprenant retient en réalité. Ce décalage existe aussi en entreprise, où souvent l’on veut inciter les collaborateurs à prendre des initiatives, à se sentir libres ou encore à innover. Faire passer un tel message dans une salle de réunion où chaque apprenant se trouve collé à son voisin donne une certaine coloration au savoir... J’attire particulièrement l’attention sur ces dissonances cognitives : comment transmettre un message de liberté dans une salle bondée ? Comment apprendre le carré de l’hypoténuse dans un lieu froid et austère ? C’est toute l’importance du lien entre le corps et l’esprit, et qui a notamment été soulignée par le neurophysiologiste Alain Berthoz, par ailleurs membre de l’Académie des Sciences et du Collège de France… Pour synthétiser, je dirai que ce que l’on fait vivre à quelqu’un pendant qu’on lui enseigne une notion est aussi important que les mots qu’on lui livre.

De quelle manière travaillez-vous avec les organisations ?

U.-L. I. : Je travaille beaucoup sur l'intelligence collective, la culture interne et la mise en action des organisations. Dans une intervention type, je pars de la demande et des problématiques de l'organisation. Je crée un cadre et des espaces avec des ateliers dans lesquels les collaborateurs peuvent penser et appréhender leurs sujets et problématiques en bougeant physiquement. Je vais par exemple mettre en scène ces sujets dans l'espace pour qu'ils puissent se déplacer à l'intérieur, ou bien leur demander de construire le type de représentation de leur sujet dans l'espace. Ici, le cerveau, le corps et le mouvement sont toujours utilisés comme un tout pour réfléchir, apprendre, créer et mobiliser. Je suis un facilitateur et un accompagnant de changements et de transformations qui n'utilise pas de Powerpoint, mais les corps et les mouvements des gens à la place.

Depuis 15 ans que j'interviens en entreprise, j'ai créé une feuille de route avec 5 piliers essentiels destinés à un projet. Pour la compléter il faut savoir commencer, savoir penser, savoir apprendre, mais aussi savoir communiquer et savoir finir. Pour chacune de ces étapes je dispose d'outils, d'ateliers, d'interventions et d'accompagnements. Mes exercices et les postures qui vont avec sont alignés avec la notion que l'on est en train d'apprendre. C'est in fine cet alignement qui permet une compréhension plus globale et plus durable.

Nous observons depuis quelque temps un essor du distanciel, sur fond de digitalisation : quel regard portez-vous sur cette évolution ?

U.-L. I. : Le distanciel est en effet en plein essor, et s’accompagne d’un ensemble de problématiques liées à la sédentarisation ainsi qu’à l’isolement. J’ai pu observer certains de ces effets dans les entreprises au sein desquelles j’interviens, et c’est avec ces deux éléments – sédentarité et isolement – que nous abordons la notion du distanciel en gestelligence. 

Le piège que nous tend le distanciel, c’est qu’il a tendance à nous enfermer dans la forme de l’outil. Dès lors, nous ne percevons plus le monde qu’à travers un écran… D’où l’idée de s’en émanciper, y-compris lorsque nous donnons des cours en format digital. Là, en gestelligence, nous n’utilisons l’écran que pour donner les consignes. Nous laissons, à l’intérieur même du cours, des espaces dans lesquels les apprenants vont faire quelque chose, avant de revenir afin de partager leurs impressions. Pour le dire simplement, dans une formation distancielle l’outil doit redevenir un moyen permettant de réaliser des choses dans le monde réel. En gestelligence nous appelons cela une pédagogie distancielle de type « TEAR », ce qui signifie « temps d’écran assis réduit ». Nous incitons également les personnes à se regrouper afin de suivre les cours en ligne, tout en respectant bien entendu les souhaits de ceux qui préfèrent travailler plutôt en individuel. Pour synthétiser je dirai que tout est toujours une question d’équilibre et de dosage entre l’individuation sans l’isolement, et le travail collectif sans perdre les bienfaits de l’individuation. C’est un chantier passionnant !

 

Pour en savoir plus

Lire l’article de Ucka-Ludovic Ilolo dans l’ouvrage dirigé par Marie-Christine Llorca, Innover en formation avec les multimodalités, ESF Sciences humaines, 2022

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